Yann avait débarqué un beau jour d'été dans notre groupe d'amis.
Son regard dur et glacial le rendait plutôt antipathique.
Sans emploi fixe, il vivait dans un taudis.
Je me souviens que certains, paranos, avaient suggéré que ce pouvait être un "indic", hypothèse rapidement balayée, et, de toute façon, nous n'avions rien à cacher.
Progressivement, il est devenu un ami pour quelques uns d'entre nous, et il a trouvé accueil dans nos maisons.
Electricien bricoleur de génie, il travaillait à son rythme.
Parfois on le voyait, immobile, en admiration devant une goulotte qu'il venait de poser ; je crois bien que, dans sa folie, il se prenait pour un artiste. Peut être était il vraiment le seul artiste électricien : il avait posé un robinet ancien à l'entrée de notre chambre : le simple effleurement de ce robinet allumait ou éteignait la lampe près du lit, l'interupteur écho (jumelé ) était un petit miroir cerclé de métal à effleurer également.
Il ne nous avait pas fallu beaucoup de temps pour voir le côté obscur du personnage : l'alcool qui pouvait le rendre agressif, accentuer son mauvais caractère ou le pousser à des conduites agressives ou suicidaires. Dans sa boite à outils, un flacon en apparence anodin (siccatif, disait il) contenait du rhum blanc.
Pendant ces dix ans passés parmi nous, il habitait donc chez l'un ou chez l'autre. Nos maisons étaient assez grandes pour lui faire une vraie place et nous avions appris à lui faire confiance tout en restant conscients de ses zones d'ombre.
Il lui arrivait de fouiller dans les secrêts de ses amis ou hôtes, et certains, lassés de ses esclandres rares mais retentissants l'avaient déclaré personna non grata.
D'un chantier d'électricité impayé pour un restaurateur chinois indélicat, il avait gardé une haine farouche envers les asiatiques. Je me souviens du scandale qu'il a failli déclencher : la salle du cinéma de Bled la forêt était remplie de tous les asiatiques du coin venus voir "l'année du dragon". A chaque fois qu'un Chinois se faisait flinguer, il applaudissait ou manifestait sa joie. Nous avons eu du mal à le calmer et avons honteusement rasé les murs en sortant du cinéma...
Capable de provoquer la zizanie par des propos cassants et violents, il avait aussi la faculté de réconcilier les gens en les distrayant. Je me souviens d'une soirée où les glaçons tombaient entre moi et mon ex-épouse : il a soudain sorti un jeu de cartes et a fait quelques tours de prestidigitation de plus en plus sympas et drôles. Une demi heure plus tard, nous étions fascinés, attentifs, riant de bon coeur, et l'orage s'était éloigné.
Curieux de tout, avide de se cultiver, il s'était plongé dans la bibliothèque de la maison, me faisait un résumé des livres de philosophie orientale abandonnés par mon ex épouse, des livres de mathématiques que je me promettais de lire un jour, il me faisait découvrir des musiques autres que le baroque ou l'opéra, et me tenait au courant des grands et petits bruits du monde.
Après quelques années, il nous avait semblé enfin apaisé. Pour son anniversaire, il avait organisé une jolie fiesta à l'Escale(c'est lui qui avait ainsi baptisé la maison aux volets jaunes dans sa lettre d'invitation).
Un peu plus tard il a même trouvé un petit boulot régulier.
Et il y a eu cette superbe fête pour le mariage de deux amis, jumelée avec le réveillon du premier janvier 1990, où il officiait très sérieusement à la console de sonorisation.
Le dragon semblait endormi, tout allait au mieux...
Quinze jours plus tard, il a choisi de nous quitter.
Ce départ, il l'avait planifié de longue date et hélas, nous n'avions rien vu.
Je me suis souvenu d'un de mes cours de psychiatrie : méfiez vous du patient dépressif qui vous dit :" maintenant ça va mieux" (ou qui vous offre des fleurs pour vous remercier de vos soins) , il y a un gros risque de suicide.
Je garde la culpabilité de n'avoir pas su interpréter ce " soit disant mieux" tout en sachant que je n'étais pas de taille pour l'aider.
La venue prochaine de l'année du dragon, et cette année qui démarre, ravivent en moi les souvenirs de cet ami difficile à cerner. C'est peut être pour ça que cette période de fêtes n'arrive jamais à me plonger dans l'enthousiasme et le bonheur ambiant.
Si nous n'avons pas oublié son côté sombre, nous savons qu'il a créé un lien indestructible entre ceux qui l'ont cotoyé et accepté. Je voudrais croire qu'il a trouvé la paix et la sérénité.
Que les notes de ce morceau d'Eddy Louis
( Blues for Klook son préféré) que ces quelques mots s'envolent jusqu'à lui...
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Quel bel hommage! Oui, choisir de partir est toujours un mystère. Merci pour ce très beau texte.
RépondreSupprimerSophie.
merci Sophie
RépondreSupprimerl'électricien manque je l'avoue car il a emporté avec lui le secret de certains branchements (genre le robinet qui déclenche l'éclairage)
:-) plus sérieusement l'ami manque toujours malgré ses zones d'ombre