mercredi 15 juin 2011

Le partage de l'angoisse


 Les trois patients dont nous allons parler ne sont heureusement pas des cas fréquents de glaucome. Cet article est le versant sombre d'un précédent "j"ai même rencontré des glaucomes gentils".

Mr M  83 ans vient me voir tous les trimestres depuis plusieurs  années. Il a perdu un oeil par thrombose de la veine centrale de la rétine. Je surveille l'autre oeil en tremblant à chaque fois. Il avait récupéré 10/10 après opération de la cataracte (opération sur oeil unique : si on est croyant, c'est le moment de prier !)Mais là, je trouve à peine 8/10, et pourtant tout est bien au fond d'oeil et son glaucome est bien contrôlé et stable. Je ne peux pas lui dire qu'il vieillit, que sa paupière retient moins bien les larmes et que ça n'arrange pas la vue. Rien d'autre à faire que rassurer (enfin essayer) surveiller. 

Le simple fait d'évoquer le nom de madame X , me déprime. Mme X a un glaucome agonique sur le seul oeil qui lui reste, l'autre a été perdu parce qu'elle n'a pas été traitée à temps. Et sur l'oeil restant, la vue diminue à chaque consultation malgré un traitement bien fait et une tension normalisée. Je crois que nous savons encore trop peu de choses sur le glaucome et j'ai suivi plusieurs patients comme elle : peu à peu, quoi qu'on fasse, ils devenaient aveugles , tout doucement "comme une bougie qui s'éteint" selon l'expression de mon patron  King Arthur. Il est difficile de faire admettre aux patients que bien que tout ait été fait (et vraiment au mieux) le champ visuel se dégrade puis la vision disparaît. Pour chaque malade je projette en espérance de vie, Madame X est encore suffisamment jeune pour avoir le temps de connaître la cécité. Je crois qu'elle en est consciente et ça la rend parfois agressive. Son entourage ne comprenait pas que voir 8/10 en tubulaire c'est être quasi aveugle ( fermez un oeil mettez le poing à peine ouvert devant l'autre  c'est ça une vision tubulaire) il y a longtemps que madame X n'a plus 8/10 elle atteint péniblement les 3/10  et j'appréhende à chaque fois, le moment terrible  où je vais lui demander de lire et constater la baisse.
Et puis il y a  monsieur Z qui ne m'angoisse même plus ou différemment ; il a cumulé les problèmes, de  glaucome difficile en décollement de rétine, on a abouti à la cécité. Et là, par un phénomène que j'explique mal, ce patient (et  une partie de son entourage) refuse l'évidence de la cécité et conserve un fol espoir de récupération. Inutile de dire que pendant toute la consultation "je marche sur des oeufs" , que j'ai bien le sentiment de ne servir à rien ou alors ...
ou alors :
Ce jour là, c'était il y a longtemps, le grand hall d'attente du CHU était plein de monde, des vieux patients, des mômes hurlant , des gens résignés, d'autres excités...l'hôpital quoi... King Arthur, mon patron avait bien une ou deux heures de retard sur sa consultation pour laquelle j'étais supposé l'aider. Nous avons examiné  ensemble un patient aveugle et j'ai vu mon patron s'asseoir et prendre du temps pour discuter longuement  avec cet homme. Il a pris un temps fou pour demander des nouvelles de toute la famille du patient, pendant que je montrais discrètement mon impatience. Une fois le patient parti, King Arthur m'a pris "entre quatre yeux" :"même dans une consultation aussi mal barrée que celle ci, même avec le retard que nous avons pris, souvenez vous, Zigmund, que la seule chose que nous, ophtalmos, pouvons donner à un aveugle c'est du temps et de l'écoute".
Je n'ai jamais oublié cette leçon que je mets un point d'honneur à appliquer comme il me l'a enseignée.

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