Je vais bientôt avoir 15 ans.
Ma vie se partage entre ma cité HLM, et le collège.
J'aime mon collège : c'est une construction toute neuve, une bête série de cubes de béton, bien fonctionnels (à l'époque, je trouve ça beau) c'est l'un des premiers collèges mixtes. Auguste, mon arbre préféré marque la limite entre la loi (la cour autorisée) et la liberté (la pelouse et le jardin accès interdit) ; je ne saurai jamais le nom de ce grand arbre qu'ils ont coupé depuis longtemps.
Dans notre classe il y a 35 ados qui se connaissent depuis la 6ème ; nos plus grosses transgressions ou révoltes consistent à jouer au poker, à ne pas boutonner sa blouse, à transformer nos stylos en sarbacanes dans le dos des profs, à jouer au "soufflé petit pois" ou -horreur suprême- à laisser pousser nos cheveux.
Il y a l'injustice : 2 heures de colle pour avoir rêvassé et regardé par la fenêtre pendant une étude, mais le motif officiel donné à mes parents est "indiscipline à l'étude "et bien sûr, Pa et Ma ont donné raison au surgé.
Néanmoins, le collège est pour moi un espace de liberté, j'aime déjà l'étude, les livres ; je suis un élève correct, soumis en apparence, avide de savoir.
Sur les radios périphériques, j' entends ce sourd grondement pré révolution ; cette France étriquée, conformiste qui s'ennuie en ce printemps 68 m'étouffe ; en classe, notre prof d'histoire (communiste) commente et échange avec nous. C'est rare à l'époque.
Et puis, voilà que le collège ferme "à cause des évènements".
Ça n'arrange pas mes affaires : j'aurais voulu profiter à fond de mes copains (et copines) de classe, et j'étouffe dans ma famille.
Je vais utiliser ce temps libre à préparer le concours d'entrée à l'école normale.
Pa perplexe, commente les infos,"on ne fait tout de même pas une révolution parce que les garçons peuvent pas aller dans la cité u des filles... ". Cette société hypocrite, grise, étouffante, pétrie de certitudes, qui vous assigne une place immuable en fonction de votre naissance, que la moindre originalité insupporte, va bientôt exploser. Je suis juste trop jeune pour allumer la mèche... alors je regarde, j'observe, j'écoute.
Non loin de mon immeuble, est sortie de terre une "maison de la culture" où tout le monde se rassemble. Les débats enflamment les habitants de la cité, dans des réunions interminables ; nous avons le sentiment de construire le monde de demain.
Ma est la plus impliquée et participe activement aux réunions et aux manifs.
Ce printemps là, avec Pa et PtitFrère, nous jouons à la canasta en attendant le retour de Ma.
Un soir Pa (sans doute agacé de s'inquiéter pour Ma qui part refaire le monde en manifestant ) lui déclare en posant ses cartes : "est ce que par hasard tu te fous de ma gueule ?" .Calme sans colère, cette phrase qui n'attendait pas de réponse est restée gravée dans notre mémoire : elle résonne à chaque fois que je regarde la boite de cartes que j'ai gardée.
Mais la scène de ménage n'a pas lieu, la vie "normale " a repris, le collège a ré-ouvert, l'ordre va régner de nouveau, mais plus rien ne sera comme avant.
Dans un acte manqué magistral et salvateur, je rate de main de maître, le concours d'entrée à l'école normale.
Je vais bientôt avoir quinze ans, je ne suis qu'un ado pas très bien dans sa peau, je porte déjà le deuil de certains de mes rêves, autour de moi le monde vient de se transformer ; je vais encore patienter quelques années, avant de déployer mes ailes.
belle évocation de tes presque 15 ans :-)
RépondreSupprimerMerci Adrienne
RépondreSupprimerUn monde que je ne peux que comprendre à travers les mots des autres. Je n'étais pas née.
RépondreSupprimerJ'étais trop jeune pour m'engager complètement à l'époque ce que je percevais c'était cet enfermement dans une société figée pétrie de bons principes chaque fois que j'y repense j'ai cette sensation d'étouffement. Les acquis de 68 sont pour moi bien supérieurs à ses aspects négatifs / il a fallu beaucoup de courage aux ouvriers pour tenir 1 mois de grève sans salaire (j'ignore si le paiement des jours de grève faisait partie des accords de Grenelle ) C'est vrai que c'est parti dans tous les sens mais ce fut salutaire . L'année suivante je suis allé dan un lycée mixte beaucoup plus strict mais même là des choses avaient évolué . la "liberté sexuelle" a démarré après ça J'ai qd mm vu dans ce lycée public en 1971 une fille avoir un blame (juste avant son bac ) parce qu'elle était enceinte . c'est ça l'étouffement et l'injustice
RépondreSupprimerJ'étais trop jeune ( je terminais mon CP). Mon mari dit la même chose que toi, l'étouffement de cette époque.
RépondreSupprimerBerthoise
Oui étouffement est le premier mot qd je pense à cette époque et ça n'a pas à voir avec un mal être d'adolescent brimé. malheur à qui "sortait des clous" même légèrement : je me souviens d'un camarade de classe qui avait rendu une superbe rédaction originale sur le thème du portrait : au lieu de décrire un de ses camarades comme nous l'avions tous fait il a décrit un ouvrier mort en construisant la muraille de Chine ( rien de "gore" dans son texte ) mais comme le sujet avait choqué la prof il a eu une note minable. Ce n'est qu'un exemple mais tout était comme ça.
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je me trompe mais je sens une pointe de nostalgie.
RépondreSupprimerTa description des événements de mai vu d'un adolescent est plus que touchante.
Je me souviens de cette époque je ne devais pas être loin du BEPC
A l'époque j'étais loin de tout comprendre
Pas
je n'étais pas un adolescent heureux mais ces évenements sont arrivés à point nommé pour me faire réfléchir sur ce que je voulais faire de ma vie, sur ce qui était acceptable en terme de restrictions de libertés et sur ce qui ne l'était pas. J'étais trop jeune pour une vraie conscience politique mais mon coeur penchait déjà du côté des barricades. Pour moi l'école normale était assimilée à un formatage et une privation de liberté ; quelques années plus tard j'ai ressenti les études de médecine comme une vraie libération malgré le début du numerus clausus. Nostalgie oui de mon rêve à l'époque de quitter ce pays, nostalgie des amis de cette époque que je revois de temps en temps mais certainement pas de ce pan d'adolescence. cette année là j'ai passé le BEPC qui avait été allégé à cause des évennements ... donc nous avons le mm âge toi et moi
SupprimerOui, nous avons certainement le même âge car je me souviens de ce BEPC "allégé". Ce qui est assez fascinant, c'est que, moi aussi, je n'ai pas eu une adolescence particulièrement heureuse. Sauf heureusement pendant les vacances d'été où nous étions le même groupe d'amis d'une année sur l'autre toujours dans la même station balnéaire.
RépondreSupprimerJ'en garde des souvenirs émus.
J'étais un élève moyen.
Effectivement, arrivèrent les études en Médecine qui commencèrent, cependant, de façon implacable, par un reçu-collé.
j'ai également été reçu collé, chose déjà inespérée pour un littéraire. nous retrouvions des amis à Sitges mais en cet été 1968, il était compliqué de sortir de France et nous nous sommes retrouvés dans le var je me souviens que l'eau était glaciale.
Supprimerje vais bientôt plonger dans la retraite je n'aime pas du tout cette idée mais je faiblis ...j'espère que ta retraite est une heureuse période