Vous qui passez ici patients, médecins, aurez du mal à imaginer la diversité de l'ophtalmologie, persuadés que vous êtes que notre spécialité se résume aux lunettes ou à l'opération de la cataracte, avec un léger saupoudrage de pathologie histoire de justifier 10 -13 ans d'études de médecine.
Les lunettes sont un casus belli au sein même de la spécialité :
devons nous continuer à "faire des lunettes", seuls ou aidés par des orthoptistes salariés, ou au contraire devons nous mépriser/ refuser les demandes de lunettes, abandonner le terrain aux opticiens ou aux opto, afin de nous concentrer sur les parties "nobles" de notre métier : la Pathologie et la Chirurgie avec plein de majuscules partout ?
De là découle une autre question peut être plus aiguë chez nous que dans les autres spécialités ; elle nous divise encore plus : sommes nous d'abord des médecins- chirurgiens ou d'abord des entrepreneurs ?
Je n'avais pas très envie de revenir sur l'aspect lunettes de notre profession ; c'est un moyen très sûr de se fâcher avec ses vieux amis... heureusement, rares sont ceux qui passent ici me lire, trop occupés, m'ont ils dit, à prescrire les lunettes des patients qui n'ont pas obtenu de RDV chez moi !
Lors d'une de nos rencontres, je m'étonnais d'avoir peu de consultations lunettes (et je regrettais mon faible taux de Kévin(s ) : un de ces vieux amis m'a rétorqué : "c'est parce que c'est nous qui voyons tes lunettes ".
Si j'avais voulu que les glaçons continuent à tomber entre nous, j'aurais rétorqué que moi, je voyais les urgences qu'ils avaient refusées ou qui n'avaient pu se manifester auprès de leurs secrétariats injoignables. J'ai juste répété qu'au contraire, j'aimais "faire des lunettes", mais que lorsqu'il n'existe qu'un RDV libre dans une journée, celui ci est donné prioritairement à une urgence, surtout si de son côté, le candidat aux lunettes rebuté par nos délais montés en épingle, n'a même pas essayé de me joindre.
Autrement dit, j'apprécierais qu'on ne me reproche pas d'avoir refusé un RDV qui ne m'a pas été demandé.
(j'en avais déjà parlé là)
L'autre grande question concernant notre spécialité : "l'ophtalmologiste médecin, entrepreneur, ou les deux ?" déchaîne une guerre bien plus violente, même quand les propos restent feutrés.
La réponse fréquente "consensuelle" et politiquement correcte est : "les deux à la fois" en disant que la balance penche nettement vers la médecine, c'est mieux pour notre image... C'est bien, on ne vexe personne, on évite les conflits jeunes-vieux, S1-S2, aidés-isolés...
Il arrive néanmoins, souvent à l'occasion d'une discussion sur les lunettes, que la hache de guerre soit déterrée et que chacun s'enflamme, prêt à lancer des horreurs au camp d'en face.
La priorité d'un médecin est de soigner. Est ce que les supermarchés lunettes qui refusent les enfants, éloignent les personnes âgées porteuses de pathologies lourdes(prise de tête et bouffeuses de temps) pour se concentrer sur les lunettes et les lentilles font de la médecine malgré ce "tri sélectif "?
Est ce que ceux qui se permettent une publicité sur leurs délais courts, moyennant 60 personnes par journée de consultation et par médecin, font de la médecine ?
J'ai déjà répondu à ces questions. Je suis d'abord médecin et en tant que tel je fais de mon mieux pour répondre à la demande des patients qui me font confiance. Je me refuse à faire ce "tri sélectif" qui consiste à privilégier Kévin versus Léontine.
Comme travailleur libéral, je suis aussi entrepreneur puisque j'emploie des salariés, puisque je dois en permanence veiller à l'équilibre de mes comptes, mais je ne le suis pas puisque je n'ai pas à reverser mes bénéfices à des actionnaires.
Bien des voix s'élèvent pour nous pousser à nous regrouper ou pour suggérer aux plus vieux d'entre nous d'intégrer des structures capitalistes à quelques années de nos retraites sans successeurs. *
N'insistez pas, j'ai parfaitement intégré le mythe de Faust
: je ne suis qu'un vieux con atrabilaire, je n'ai pas l'intention de signer le parchemin, de vendre mon âme. Car même si j'ai de sérieux doutes quant à l'au delà, je veux pouvoir continuer dans cette vie là, à me regarder dans la glace tous les matins en me rasant.
(photo Basile Segalen)
*(Rapidement au sujet de nos retraites sans successeurs, je suis de plus en plus "agacé" par mes propres amis et membres de ma famille qui refusent de croire que je vais un jour déplaquer sans successeur : non seulement ils ne me croient pas alors que j'en parle depuis 10 ans, mais ils se permettent d'ajouter égoïstement : "et comment on va faire NOUS ?")
PS
j'allais rarement sur le blog du Docteur Sachs junior (ben j'avais tort) et je découvre ce post je vous laisse réfléchir au rapport avec ce qui précède.Il est rare mais ça arrive que je passe 50 minutes avec un patient .Pour un médecin de supermarché à 60 patients/jour cette attitude serait une incongruité ou un motif de renvoi.