Tu ne liras pas ces lignes, et je crois bien que personne ne te les lira.
Je vais bientôt aller te voir à l'occasion d'un mariage, tu ne le sais pas encore.
Malgré ton grand âge, tes idées sont encore claires, et tes souvenirs bien présents.
Bien sûr, tu as quelques pertes de mémoire sur les faits récents, sur les prénoms de tes arrière petits enfants, mais j'ai rarement vu une quasi-centenaire aussi lucide que toi sur le monde qui l'entoure.
Quand je passerai près de chez toi, je ne pourrai m'empêcher d'aller t'embrasser ; comme d'habitude j'appellerai quelques heures avant, pour savoir si tu es d'accord pour me recevoir quelques instants.
Je nous revois l'an dernier, Gabrielle et moi : confortablement installés dans ton salon, nous t'écoutions, émus, commenter les photos souvenirs (et avenirs) d'une belle vie, en sirotant le délicieux thé à la menthe accompagné de petits gâteaux secs.
Mais voilà, si je t'écris, c'est qu'il y a un truc qui bloque cette fois ci : je vais devoir te mentir et déjà l'écrit est difficile.
Et pourtant, au moins ici, et sans doute seulement ici sur ce blog, je te dois la vérité.
Maman, ta petite soeur chérie, n'a pas survécu à sa maladie. Elle s'est éteinte en février.
J'ai accepté la décision de tes enfants, mes cousins, de garder le silence pour te ménager. Au début, ils ont pensé te préparer et te l'annoncer doucement... puis le courage leur a manqué. Pour éviter que tu n'appelles Pa pour avoir des nouvelles, comme tu le faisais régulièrement, ils ont même caché ton répertoire téléphonique.
Je comprends, je ne critique pas, peut être aurais je fait pareil à leur place.
Je serai mal quand tu me demanderas des nouvelles de Ma et que je devrai répondre évasivement le truc convenu : "tu sais elle est bien fatiguée", je crois être un mauvais comédien.
Oui ma chère tante, Ma s'est éteinte doucement dans son sommeil, sa main dans celle de Pa...Elle a été enterrée par un triste jeudi sous une pluie battante qui ne camouflait pas nos larmes. Ses quatre petits fils ont porté le cercueil. Mon frère a fait un superbe discours extrêmement émouvant. J'aurais voulu pouvoir te le lire et pleurer avec toi. Depuis, et malgré une interdiction religieuse incompréhensible, nous allons régulièrement fleurir la tombe de Ma (même si elle n'aimait pas beaucoup les fleurs).
Pa oscille toujours entre l'effondrement, et la colère contre les médecins.
Pourtant les médecins avaient fait le maximum, je le sais bien, mais Ma n'était pas une malade facile, et il arrive un moment où la médecine est dépassée. Peut être le comprendras tu ?
La mort est un tabou dans notre famille, je n'ai jamais bien compris pourquoi, et ce tabou fait que personne ne pourra corriger le mensonge qui t'a été fait pour te protéger. Mais te protéger de quoi ?
Aurais tu plus de peine à savoir qu'elle est morte ou de n'avoir plus de nouvelles ?
Et peut être te doutes tu de ce pieux mensonge, car mes cousins ont remarqué que tu ne demandais plus de nouvelles de Ma depuis sa disparition.
T'ai je dit que c'est moi le mécréant qui suis allé réciter très maladroitement le Kaddish sur la tombe de ton mari ?
Voilà ma chère tante ce que je ne pourrai pas te dire lors de notre prochaine rencontre, je m'entraîne à répéter devant la glace le mensonge convenu "tu sais elle est vraiment très fatiguée" en prévision de ma visite.
très affectueusement à toi, je t'aime.
Zigmund